DECLIC

Devant le portail déjà, Yvan avait eu un pressentiment. A l'accueil, l'inquiétude avait fait place à l'anxiété quand il vit que les albums-photos avaient disparu. Mais c'est seulement lorsqu'il fut parvenu dans l'espace multimédia de recherche documentaire qu'Yvan eut la certitude que son travail avait été réduit à néant.
Il eut beau utiliser les ascenseurs, passer d'une bibliothèque à l'autre, parcourir les salles gérées par des robots (bibliothèques, cédéthèque, vidéothèque, cinémathèque, espace des chaînes radios et télé, salles de jeux), rien n'était intact. Tout avait été visité, souillé, pillé. Boîtes aux lettres disparues, fenêtres endommagées, forums forcés, studios d'enregistrement sabotés, galeries de peintures vidées, injures maculant le papier-peint (" Ivan = e-vent ", " beati pauperes spiritu ") témoignaient qu'un vent de folie avait soufflé là.
Quel malheur ! Les médias venaient justement, dans une belle unanimité, d'encenser le travail d'Yvan : " architecture qui force l'admiration de tous ", " plus grand complexe hypermédia du troisième millénaire ", " plaque tournante obligée de la culture occidentale et de la créativité". Les qualificatifs hyperboliques n'avaient pas manqué. Jusqu'à ce prestigieux Prix Gates Windows and Cams qui allait assurer une notoriété durable à l'œuvre d'Yvan. Le site était magnifique, les temps d'attente réduits d'un espace à l'autre, le travail des graphistes et plasticiens remarquable (un style high-tech homogène), les contributions des cinéastes très bien choisies, les coups de cœur littéraires admirablement présentés.
Yvan cessa de feuilleter les livres mutilés, essaya de se ressaisir, passa dans les étages supérieurs : dans les rayons " cartes et plans ", " dictionnaires ", " encyclopédies ", dans l'espace " gravure " et même dans ce fleuron du troisième niveau qui s'appelait " création d'images ", les documents et les œuvres avaient également soufferts ou purement et simplement été détruits. Des années de travail passionné perdues à tout jamais.
Et pourquoi, que diable ?
Qu'avait-il fait pour que ce gisement de savoirs actualisés et de culture, qui recevait jusqu'à mille visites par jour soit ainsi dévasté ? Qui avait intérêt à tuer la culture, à empêcher sa diffusion, à semer la désolation ?
Pourtant, après quelques instants, Yvan sortit de sa prostration. Ses yeux, écarquillés d'abord par l'étendue du désastre, brillaient à présent.
Oui.
Et si, dans un tiroir de la vieille commode du garage, si un exemplaire papier avait été oublié ? Un de ces tirages qu'Yvan avait réalisés avant de valider le téléchargement de ses fichiers dans son site http:\\yvan.libertyfree.fr ?
Oui, si on pouvait remettre rapidement la main sur un tel exemplaire, et retrouver un de ces imprimeurs traditionnels en voie de disparition qui ne juraient que par Vélin, Japon ou Chine ? Si on pouvait assurer sa diffusion grâce au réseau des bouquinistes subsistants ? Si on pouvait enfin échapper aux intrusions des pirates, aux virus des hackers ?
Justement, en voilà un ! Un peu poussiéreux et taché mais complet. Yvan est fébrile. Yvan jubile.
Déjà, la photocopieuse chauffe. Dans quelques instants, la copie du site détruit partira par La Poste chez un ancien libraire qui saura le conseiller.
Non, rien décidément ne remplacera jamais le papier.